Jeudi 21
Mercredi 20
Mardi 19
Lundi 18
Dimanche 17
Samedi 16
Vendredi 15
Mercredi 13
Mardi 12
Lundi 11
Vendredi 8
Il y a des gens qui remarquent que la brume, en s’élevant au-dessus d’un lac en automne, entraîne parfois une mauvaise visibilité du côté des aéroports. Il y a des gens ordinaires qui font des efforts héroïques non seulement pour survivre mais aussi pour vivre en paix. Il y a des gens qui n’ont jamais été ni accusés ni trouvés coupables d’un crime. Il y a des gens qui n’ont que peu de chances de se libérer du joug de la pauvreté et finissent par occuper des emplois subalternes. Il y a des gens qui comptent sur le produit de leurs épargnes pour assurer leur subsistance. Il y a des gens qui parlent beaucoup des crimes commis dans les quartiers pauvres. Il y a des gens qui demandent des conseils car ils n’ont aucune idée du montant de leurs dépenses et de leurs dettes. Il y a des gens qui voient un paysage enneigé de leurs fenêtres ornées de glaçons. Il y a des gens qui ne peuvent pas trouver de logement et qui souffrent d’une tumeur au cerveau. Il y a des gens qui parlent une langue officielle autre que la langue macédonienne. Il y a des gens qui ne veulent voir personne et qui y ont très bien réussi. Il y a des gens qui croient en la valeur d’une honnête journée de travail. Il y a des gens qui désirent recevoir des soins de fin de vie à domicile. Il y a des gens qui sont moins à l’aise lorsqu’ils commencent à converser avec des gens qui pourraient utiliser leurs pensées. Il y a des gens qui possèdent des compétences dont ils n’ont pas besoin. Il y a des gens qui osent défier les forces mondiales à partir de leur propre vision. Il y a des gens qui comptent des diabétiques parmi les membres de leur famille. Il y a des gens qui parlent de paix et de résolution des conflits tout en concluant des contrats de vente d’armes avec les belligérants. Il y a des gens qui parlent à partir d’un fort sentiment d’appartenance, et ceux qui continuent à se sentir faibles. Enfin, il y a des gens qui demandent des renseignements au sujet des gens qui meurent.
Ce que vous m’avez dit à propos de cet enfant qui ne faisait pas partie des heureux en arrivant ici, me rappelle l’histoire d’un homme qui connaissait le sens de la paix au travers des leçons de sa propre histoire ; il quitta Londres et toutes choses qui pouvaient l’associer à Londres : son poste de rédacteur au journal Illustrated London News, alors que son patron avait noté avec plaisir l’embauche d’un français à plein temps, il quitta une jolie femme de lettres irlandaise et militante de longue date en faveur des droits des Amérindiens, et quitta sa maison située dans la campagne des Laurentides, après qu’il eut déplacé des rochers du lac afin de construire un mur pour prévenir l’érosion ; il quitta tout, avec le sentiment que son séjour anglais avait néanmoins contribué à son bien-être, cependant, il partit peu après une série d’odieux attentats à la bombe, et fut alors avisé qu’il ne serait plus autorisé à revenir sur le territoire britannique, vu les similitudes criardes de son visage avec celles d’un terroriste recherché pour avoir frappé les intérêts occidentaux ; il partit déguisé à La Mecque afin de voir entre autres de ses propres yeux la source Zamzam dans la cour de la Grande Mosquée, puis il se retrouva aux Philippines pour y enseigner, qu’il quitta deux ans après pour São Paulo, d’où il s’envola définitivement pour la France, sans rien emporter de ses effets personnels, hormis un éventail catalan qu’il ouvrait et refermait sans cesse, jusqu’à ce qu’il s’éclipse furtivement pour mourir dans la solitude d’un ranch éloigné de 60 kilomètres du plus proche signe de civilisation ; mais je retiens surtout de lui qu’il se promenait un peu partout dans le monde sans prendre racine nulle part, en insistant pour me faire comprendre que la lune, c’était beau ; il était vêtu chaque jour d’un même uniforme grenat qui pouvait paraître noir sur l’épreuve finale, et le dimanche, à mes côtés, tenant en laisse son épagneul croisé de Yuski, il marchait, à longues enjambées, le long d’une piste cyclable, ou en bord de Seine avec son téléphone portable qui propageait fort de la musique arabe, ou en croisière sur les rives du lac Léman, avec le nez toujours en l’air, en gardant un bras dans la poche, et, alors que sa mort imminente devenait de plus en plus tangible, il s’imaginait parfois être revenu au Brésil à la veille de Noël, interloqué par la forme de leurs vélos, en attendant patiemment de pouvoir photographier un oiseau parmi des jonquilles, ou un écureuil dans un kiosque à musique, mais c’est en haut des falaises d’Etretat, hypnotisé par la beauté d’un ciel gris ardoise et des trembles jaune dansant dans le vent de l’après-midi, qu’il se reconnaissait le mieux, alors que ses voisins et compatriotes britanniques se moquaient de lui en racontant les actes qu’il avait fait la veille, car il lui arrivait de se tailler la chair trop profondément, car il avait souvent des hallucinations depuis qu’il vit une fillette disparaître sous l’eau de la mer Baltique, emportée par le courant, après quoi, évidemment, il ne mangeait que ce qui se trouvait dans la moitié de son assiette, et c’est en se baladant, avec des amis proches, du côté de Cancale, qu’il s’écroula soudain, et fut transporté d’urgence à l’hôpital, où il mourut peu après, en laissant un testament qui à mon égard ne prévoyait rien.
Quand je m’apprête à faire l’amour, c’est toujours assez marrant de voir lequel des deux va craquer en premier. Quand je suis en train de faire l’amour, c’est toujours assez sexy de voir lequel des deux va gémir en premier. Quand je m’arrête de faire l’amour, c’est toujours assez navrant de voir lequel des deux va fumer en premier.
Après avoir été transportée à ma chambre, le docteur est venu avec son bonnet et sa blouse d’hôpital et m’a demandé, après mon opération à cœur ouvert, comment je me sentais, mais ayant oublié la raison pour laquelle je me trouvais en face de lui, je ne lui ai parlé que d'un début de rhume qui se propagea facilement d’une patiente à une infirmière suite à quelques éternuements.
De toute façon, cette rhétorique sur le chômage et sur ce qui semble être un beau chiffre puisqu’il est en baisse, ne change rien au problème de fond. De toute façon, cette solennité sur la mort et sur ce qui semble être un bel événement puisqu’il reste d’actualité, ne change rien au problème de fond. De toute façon, cette emphase sur la bêtise et sur ce qui semble être un manque d’intelligence puisqu’elle s’amplifie, ne change rien au problème de fond.
Je suis passée par une rose arc-en-ciel, un lis, et un enfant doré, pour finalement apercevoir les ailes d’un oiseau reflétant la lumière de l’aube. Au sommet de la montagne, j’ai cessé de lutter, je me suis rendue. J’ai alors entendu une musique – je sais pas si elle était réelle, jouée de fait, ou venant des sphères ou du centre de la terre – j’ai senti le rythme comme cela n’était encore jamais arrivé ; chaque note semblait révéler un aspect de mon esprit en tourbillonnant au centre d’une tornade de lumières, bleues, rouges, jaunes et vertes, qui montaient à travers la montagne.
Comme beaucoup de pauvres gens des pays du sud dépendent de la sardine comme source de protéine bon marché, j’avais acheté de belles sardines dont le dos est bleu foncé et les flancs argentés. Le caddie de la supérette offrant un espace suffisant pour un sac à dos et un sac de courses, j’avais rempli le caddie de provisions selon les ingrédients d’une recette de cuisine que ma tante réussit à merveille. Passant mes vacances dans cette province d’Aragon où se développent des spécialités à base de poivron, j’achetai, dès que j’en aperçus, des poivrons jaunes de grosseur moyenne, dans le but d’enfiler des morceaux d’oignon et de poivrons sur des brochettes. Puis, arrivée au prochain croisement, voyant que j’avais pris le chemin qui menait au milieu des bassins d’élevage de gambas, j’eus l’envie de rajouter à mes brochettes des gambas que je me voyais mariner sur un lit de braises bien rouges. Je pensais que le vaste jardin autour de la maison nous permettrait de déjeuner dehors au milieu des pins parasols et des massifs de rhododendrons. C’était sans compter sur mon mec qui en mon absence avait accompli un prodige. — “Selon toi, qu’est-ce qui risque de te surprendre le plus ?”, me dit-il. Comme il avait très mal rédigé la recette du plat principal que lui expliqua ma tante au téléphone et qu’il s’était complètement emmêlé dans les étapes de la cuisson, le moment de stupeur passé, je téléphonai immédiatement à mes invités pour repousser le jour du repas. Mais ceux-là, au lieu d’être déçus, m’étaient reconnaissants de ce changement de programme parce que d’habitude, après un dîner passé chez nous, ils avaient soit-disant des sensations de lourdeur suite à des plats trop copieux et trop tardifs, ou bien ils devenaient somnolents, et ils ne se voyaient pas avaler encore des capsules ou mâcher du chewing-gum pour éviter le désagrément d’un arrière goût de poisson. Et moi d’imaginer le chewing-gum au goût de bitume dont le défaut est sa fâcheuse habitude à envahir les rues de tâches disgracieuses et collantes, en faisant l’un des symboles de la société du jetable. Enfin, cela me laissa longtemps un souvenir amer. Non seulement, ils déclinèrent mon invitation à nous retrouver dans l’après-midi, parce qu’ils se dirigeaient en voiture vers une auberge réputée où ils avaient réservé une table, mais surtout, ils prenaient soin d’éviter de nous inviter à les rejoindre.
Jeudi 14
Je suis en désaccord avec mes copines qui prétendent que le plafond de ma cuisine est trop bas. A les entendre, la cuisine idéale serait celle qui n’aurait pas besoin de plafond. Toutes les fois que je rentre chez moi, je crains qu’elles l’aient fait détruire, sous prétexte que tout le ciel ainsi dévoilé, aspire au maximum les odeurs de graillon et de mangeaille, l’odeur de renfermé et des eaux de vaisselle, mieux que ne le ferait une simple hotte aspirante qui évacue si mal les vapeurs. Sans plafond, aurais-je aussi froid que ceux qui se gèlent parce qu’ils n’ont pas d’abri ?
Certes, nous autres femmes, nous sommes efforcées d’améliorer notre condition, mais je crains que nous n’ayons en fait compliqué les choses. Je me demande si nous ne devrions pas être un peu moins audacieuses et envisager de revenir sur nos pas, puisque nos nouvelles revendications ont déjà crée beaucoup de confusion dans l’esprit des hommes qui sont peu habilités à les comprendre. Ne les voit-on pas minés par une nouvelle maladie dont nous serions responsables et qui revêt des formes si résistantes qu’ils risquent d’êtres rendus totalement sourds s’ils n’entendent plus que l’intermittente lamentation de nos pauvres cœurs.
Je ne trouve pas aujourd’hui de sujets importants et relatifs à ma vie sur lesquels j’aurais envie d’écrire. Les nuages foncés prédisent de la pluie soit pour demain ou la journée d’après. Mes doigts survolent le clavier de la machine à écrire et durant le laps de temps que j’ai passé en vain à réfléchir, je n’ai entamé aucune feuille de la ramette de papier qui en contient cinq-cents. Le rhododendron sur la terrasse n’est qu’en période de dormance et non pas mort, il reverdira après la pluie. J’estime qu’écrire régulièrement dans mon journal peut m’aider à combattre cette immense tristesse que je n’associe à aucune insatisfaction puisque je suis plutôt prédisposée à vivre comme une privilégiée. Je respecte tellement mes lecteurs que je ne veux pas leur causer le moindre chagrin. J’écris pour le bonheur de leur faire oublier le reste, et pour qu’ils échappent, l’espace d’un instant, aux prises de la réalité. Dès mon lever, j’eus très envie de pondre quelque chose, car je sentais mon mec très désireux de sonder mes pensées du jour. En étirant ses bras derrière sa nuque, il lui semble participer activement à mon défi. Un grand vent fait en sorte que soudainement l’humidité contenue dans l’air se précipite en trombe contre la baie vitrée. Ce journal intime est pour ainsi dire la forme la plus simple de ma confrontation avec l’écoulement du temps. La perte de l’écriture quotidienne serait une variable à haut risque qui favoriserait en moi l’apparition d’un chagrin complexe. Je n’ai pas toujours envie de confier à mon mec mes pannes d’inspiration et je préfère égoïstement rester seule dans le bureau. Me comprenant à demi mot, il prend ses chaussures, les met sur la tête pour me faire rire et sort dans le jardin en disant : “Je m’en vais chasser les écureuils !” Sachant qu’il n’irait pas loin vu que notre voiture est en réparation, je ne l’imagine pas se rendre chez notre jolie voisine sous le prétexte de me laisser tranquille. Quelquefois, je me sens tellement impuissante à écrire que j’ai envie de pleurer. Personne ne peut ignorer toutefois qu’un mauvais texte sur cette pluie qui m’assomme serait largement rejeté par mes lecteurs pour de bonnes raisons. Pourtant le bonheur d’élucider une anecdote surpasse pour moi tout autre sentiment. Même si je parviens à m’en sortir, j’aurai déjà trop perdu. Mon mec revient très vite pour m’embrasser dans le cou. Mes humeurs n’ont plus de secrets pour lui. Mais comme il ne veut plus écouter mes plaintes, où il y voit un abus de pouvoir, il allume la radio pour savoir ce que disent les médias sur des sujets plus graves et pour que nous puissions débattre de ce que nous avons entendu. Il sait mon problème avec la radio, c’est que je ne peux ni voir ni lire ce qui se dit. Néanmoins cela me donne envie de corriger d’anciens textes, après que j’ai fourragé dans mon sac, pour en sortir une lime et me faire les ongles. C’est à ce moment là, qu’il me retrouve pour me confier quelque chose qui sort complètement de l’ordinaire. Sachant que mon travail de concentration soulignera l’importance de sa nouvelle idée, il en vient à m’encourager pour sortir des sentiers battus. Et pour éviter je ne sais plus quoi, il me demande de numéroter mes pages au stylo et non au crayon. Son optimisme transparaît si bien dans le texte qu’il me dicte, que mon mec prend un malin plaisir à me démontrer comment il a surmonté mes déficiences. Et jugeant son idée par écrit, je la développe en dix lignes ou plus, selon les efforts qu’il aura entrepris pour me sortir de ce piège.
Cette nuit-là, enveloppée d’une couverture, après que mon mec m’ait raconté un tas de choses de sa vie passée, je me suis endormie sur la terrasse, blottie dans ses bras, j’ignore combien de temps, toute bouleversée par ses souvenirs. Quand le téléphone sonna, tout essai de m’éveiller fut pour lui un échec retentissant. Des images d’un temps lointain étaient apparues dans mon cerveau en devenant incohérentes. J’aurais pu à bord d’un hélicoptère nager au fond des mers. Tandis que mon mec contredisait des faits déjà établis, je cherchais dans mon rêve à rendre compatibles des choses qui ne l’étaient pas. Cela donnait lieu à un discours décousu et à l’incapacité de nommer tout objet. Ma mission était de parvenir à me hisser sur le dos d’un huissier armé jusqu’aux dents. J’ai rechuté de nombreuses fois avant de pouvoir rester durablement éveillée dans mon rêve, où mon mec et moi pouvions sans risque établir un périmètre de sécurité dans une flaque pour y passer la nuit. C’était sans compter sur un singe dégingandé vêtu comme un gardien de but qui fut terrassé par un ballon qui lui arriva dans l’estomac. Mais mon choix inapproprié en termes de couleurs avait un impact négatif sur le voyant lumineux qu’il m’appartenait de presser. Puis je sentis soudainement une influence très forte me faire revenir à la conscience comme si je traversais un champ de boue. Je me suis réveillée sans aucune douleur, entourée et choyée par mon mec qui me caressait la main depuis la veille. Je n’avais plus que la vague impression d’avoir cherché la télécommande pour l’éteindre en me demandant pourquoi elle était encore allumée. Quand je lui donnais à entendre qu’il était mort dans mon rêve et qu’il n’avait aucune raison de charger sur son corps des fardeaux pesants, mon mec me regarda avec des yeux de somnambule ; il avait la conscience endormie et fut incapable de me comprendre, s’offensant même que je lui dise qu’il avait “la conscience endormie”. Il n’était pas préparé à faire cette différenciation des impressions, surtout quand à l’aide d’une lampe de poche il déambule dans son sommeil de part et d’autre et se croit fermement vivant.
Dimanche 10
Je me demande aujourd’hui tout ce qu’un homme doit se demander quand il aperçoit une jolie fille inconnue qui l’intéresse, même s’il lui en coûte de garder pour lui seul son secret dont les conséquences concernent toute femme de la façon la plus intime. Je m’interroge en prévision du jour où je serais plus compatissante envers celles qui ne prennent aucune part à mes douleurs. J’accorderais sans doute plus d’attention à leurs valeureux maris vêtus de cuir dont l’effet sur l’imagination féminine est avoué même par les plus prudes d’entre elles. Naufragés sous une casquette étoilée, ils se croisent lors de rencontres fortuites tout le long de l’avenue Charles-de-Gaulle, mais plus sûrement lors de défilés idiots qui les réquisitionnent pour jeter la terreur dans l’âme des plus intrépides. Ils se reconnaissent comme étant d’une même famille, en s’adressant un salut réglementaire alors qu’ils ne se sont auparavant jamais vus. L’échange d’un seul et furtif regard suffit à les éclairer sur l’appartenance réciproque que renforce le port de ce blouson que chacun porte avec suffisance. Leurs épaulettes sont si bien rehaussées de galons ailés propres aux aviateurs affectés à l’armée de l’Air que tout ce prestige les font s’empresser les uns vers les autres. Finalement, ils s’étreignent de toute la force virile de leurs bras et avec tant de fougue qu’ils n’oseront pas avouer que leurs ecchymoses au cou ne sont pas des suçons. Les filles les sifflent quand ils en viennent à s’embrasser à tour de bras et à pleines lèvres avec toutes les démonstrations d’une vive amitié. Ils en oublient de se préoccuper des couples qui cherchent à les imiter pour s’en moquer avec un aplomb formidable comme des gamins miment la criée des poissonnières. Voilà que de manière impudique filles et coquins s’enlacent sur-le-champ, se prennent par la taille deux par deux, se bécotent tellement qu’ils ne respirent plus par la bouche. La foule reste éminemment curieuse de savoir où mènera une telle indécence. Mais personne ne s’étonne de rien vu l’expérience charnelle de chacun qui serait tout disposé à reconnaître le caractère répétitif et confondant de l’exercice sexuel. On les voit accompagner leurs gestes lascifs de baisers furieux où leurs langues toutes entortillées miment au plus près la scène d’origine. A force de pirouetter leurs langues éprouvent le sentiment de leurs baisers, mieux que ne le feraient les lèvres de l’épouse d’un pilote elle-même. Le retour tardif de son mari sur la piste d’atterrissage la rend moins affectueuse depuis qu’elle se demande si ces embrassades entre hommes de guerre ne seraient pas la forme que sa sensualité devrait prendre. N’en viendra-t-elle pas à renouveler le salut militaire à chaque orgasme, à crier son plaisir pour défendre les intérêts de la Patrie dont l’utilité stratégique en matière conjugale n’est plus à prouver ? Autant il est établi que par micros interposés une épouse embrouille son aviateur en plein vol, en le faisant virer en bourrique avec des corvées ménagères qu’il aurait omises. N’a-t-elle pas vu qu’à l’instant de ses reproches le bombardier de son cher et tendre explosa sous l’effet du choc violent que représente la confrontation d’un zinc avec une montagne ?
Samedi 9
Margot est apparue de façon inattendue dans ma vie comme si elle venait de prendre un bain de boue tout habillée. A la Gare du Nord, elle aurait pu mourir sans secours parce qu’elle était si malpropre que l’ambulancier refusa de la prendre à bord. J’observe cette pauvre femme dont l’estime personnelle est tellement atteinte et la perception de sa valeur est si basse qu’elle se juge comme une suppliante livrée à la rue. Les politicards ont beau changer la définition de la pauvreté pour la faire diminuer, il n’y a pas moins de miséreux sur les bancs des parcs. Son caddie de supérette me sert de repère pour la suivre, il est encombré de détritus qu’elle ramasse avec le geste d’un chiffonnier et son apparence négligée suffisent à identifier son appartenance au groupe des clochards. Quand elle jaillit de ses cartons, j’ai vraiment l’impression qu’il s’agit de l’équivalent féminin d’un va-nu-pieds. Elle est fringuée de vestons informes, de chemises d’hommes larges d’épaules du type “bûcheron” et d’au moins trois pantalons de flanelle superposés en dépit de la chaleur. Elle empoigne un sac à ordures que je sais contenir des partitions pour harmonica et tout un bric-à-brac qu’elle troque en échange de quignons et de fruits faciles à éplucher. Autrement, elle est assise sur le trottoir devant la boulangerie, un peu hagarde. Toutefois, avec une compassion sous-tendue par sa verve et son humour noir qui sont autant de défense contre le malheur, Margot m’a raconté son monde pathétique d’exclue en quête de tout ce qui peut briser son isolement. Elle vit en solitaire dans Paris et semble vouée à l’être davantage à cause du Pakistanais, un vendeur de roses artificielles qui l’aurait bien démunie de son peu de piécettes si elle ne s’était défendue rageusement avec son caddie. L’Africain qui propose des contrefaçons de sacs à main lui a vertement signifié de trouver un autre endroit que la boulangerie pour mendier. Combien de temps attendra-t-elle encore pour que lui soit allouée l’autorisation d’occuper cet emplacement ? Avec cela, un père de famille fit régner un semblant d’hygiène à sa façon en assainissant la place grâce à l’argument d’un dissuasif fusil de chasse de calibre 20. Margot disait — “ Ceux-là qui sont atteints par le désespoir feront d’eux des criminels !” Elle dut rejeter l’offre du Roumain à l’accordéon qui pour s’en débarrasser lui indiqua l’adresse de l’abri d’urgence situé Place Jeanne-Bohec. C’était méconnaître Margot qui est une indépendante, une rebelle toute disposée à refuser la cohabitation dans les foyers avec les crève-la-faim qui poussent des cris de détresse. Elle s’apparente davantage au portrait romantique de la vagabonde qui a choisi délibérément ce mode de vie parce qu’elle en est venue à apprécier la liberté qui lui est associée. Margot m’avait avertie : – “ Si tu dois t’acquitter d’une somme mais que tu n’as pas assez d’argent, tu restes plantée là, quelque part, et tu deviens clocharde ! ” La voilà qui demande la charité aux passants, ils s’arrêtent parfois à son niveau. L’obole est jetée en détournant la tête. Chacun d’eux est libre de faire un geste ou pas. Elle leur assure la miséricorde de Dieu qui leur sera infinie. Je vois un gars du genre parfait imbécile, lui tendre une pièce en disant : “ Oui ! mais quand me la rendras-tu ? ” Qu’ils la voient telle une itinérante crasseuse, une sans abri maudite ou une innocente pauvresse, le nom est différent mais la réalité reste la même. Elle doit maintenir un certain niveau d’alcool dans son sang pour être une “vraie clocharde”, dit-elle avec ironie. Sa dépendance à la banque d’alimentation est de plus en plus visible, Margot y va casser la croûte en compagnie d’un zigoto qui s’accoutre comme un cloporte et que je prends aisément pour un aliéné évadé de Sainte-Anne. Il propose naïvement, à qui veut l’entendre, que les gains d’un mendiant soient doublés par les banquiers de la ville dans laquelle il vit. Margot a très vite basculé dans la misère, à la suite de sa rupture avec son ex-mari qui a obtenu la garde de leur fille, en raison de la perte de son emploi dans une blanchisserie qui fit faillite et simultanément à cause d’un grave accident de santé qui la mena en psychiatrie. Quand elle habitait en couple dans un meublé du 18e arrondissement, elle n’ouvrait déjà plus sa porte à personne, ses voisins étaient formels : elle glisserait vers la clochardisation. Entre la shampouineuse barjo du rez-de-chaussée, le chômeur en fin de droit, la pute devenue vieillotte, l’ouvrier retraité inapte à se supporter lui-même et les gosses qui intimident leur petit monde pour exercer d’ignobles chantages d’argent, Margot passait sans cesse du rire aux larmes étant données les tensions provoquées par cette promiscuité forcée. Quand elle fixe au loin n’importe quelle chose, presque avec dignité, son regard revêt une profondeur impressionnante qui chez un autre paraîtrait insensée. Je la vois comme une espèce de gueuse inspirée, de patronne de tous les pouilleux en mal d’amour. Mais c’est dans des cartons aux couleurs de Darty qu’elle couche, se lave et comme elle doit toujours se tenir prête à déguerpir à cause des rafles des flics, elle y dort tout habillée. Margot doute qu’il soit souhaitable pour sa fille d’apprendre que sa mère est une clocharde. Elle n’est pas très heureuse que cette infirmière qui se trouve être sa fille puisse la trouver un jour dans son déplorable état. Désormais, Margot et moi nous promenons au crépuscule et ravitaillons en vivres les hurluberlus avinés qui occupent indûment les quais de la Seine. Quant aux habitants de mon secteur, ils pétitionnent pour inciter le maire à ouvrir les yeux sur la clochardise qui sévit en ville et pour savoir en vertu de quoi le gouvernement se montre sans pitié envers les plus nécessiteux et les abandonne. Les doyens ont l’impression que dans les quartiers ne règnera plus que le désespoir - l’esprit communautaire ayant disparu, chacun se fiche éperdument de celui qui périclite dans son coin. Margot a fini par accepter de loger dans ma chambre d’amis car elle croise de plus en plus de mecs violents, de jeunes à problèmes sans domicile, de travailleurs à très bas revenus et de femmes avec enfants si remontées contre les racketteurs, les dealers et l’avarice des bourgeois qu’elles en viennent à commettre des exactions. Le cliché du clochard qui refuse de travailler et de s’intégrer socialement a la vie dure. En plus de la présence des flics qui se déguisent en livreurs de pizza ou en veilleur de nuit avant de faire une descente musclée, il y a le problème de ces bandes de délinquants dans les quartiers populaires, des voyous à la solde de la mafia qui voient chez Margot et ses acolytes des proies à leur portée. La plupart des agresseurs ne sont jamais identifiés et les arrestations effectuées uniquement dans les squats font douter du caractère sérieux des enquêtes. Heureusement, il existe encore ces troquets où les poètes, penseurs, artistes, apatrides et vagabonds se réunissent et où les tables sont réservées en priorité aux habitués de la cloche.
“Vitrine Princesse” est le nom d’une minuscule boutique de fringues située en bas de l’Avenue Simon Bolivar. Une chétive demoiselle y est embauchée à l’année comme vendeuse. Je la croyais venue exprès des années 1930 pour décevoir ses clientes des exigences de la mode actuelle. Ses toilettes, indifféremment, se disputent tous les nuances du gris en s’attachant à sa chair et descendent jusqu’à ses talons comme une bure de carmélite. Son inélégance n’est pas chez elle la chose la plus incroyable. Pour l’avoir écoutée, en pénétrant à regret dans son antre, je compris qu’elle savait si bien ce qui lui allait, vestimentairement parlant, qu’elle ne pouvait manquer de goût quand il s’agissait de conseiller sa clientèle. J’en doutais tant il me prit de frémir quand je crus qu’elle parlerait de ses goûts pour habiller son fils que j’imaginais accoutré d’un short beige, de soquettes grises et sans doute de sandales en plastique. Heureusement, pour le monde de la mode et de ses suiveuses mal aguerries, la vendeuse que j’avais déjà qualifiée de vieille fille en mon fort intérieur, me conforta dans mon jugement qui ne se trouvait pas si erroné, attendu qu’elle semblait fière d’être restée dans son célibat, d’avoir réussi à ne faire s’approcher aucun homme qui lui aurait imposé tôt ou tard de la couleur, avec des tenues outrageusement décolletées ou des jupettes archi-courtes. Elle renchérit en disant être comblée de n’avoir donné vie à aucun mioche qu’elle avait pointée du doigt à travers sa vitrine. Paroles qui m’enthousiasmèrent vu que j’espérais que le gris souris ne puisse passer le seuil de sa boutique et se répandre par les rues en attristant toutes les passantes. Je voulais la prévenir qu’elle pouvait se faire tonsurer le jour où elle se sentirait la vocation pour le couvent, mais je me suis tue, elle en serait venue paradoxalement à m’approuver. L’incroyable fut de m’apercevoir qu’elle ne pouvait passer d’une cliente à l’autre sans que tous ses mornes chemisiers ne fussent en ordre sur les cintres et les polos sans marques bien pliés sur les rayonnages. Quand le carillon de la porte indiqua la fuite d’une cliente, plutôt radieuse dans sa mini-jupe jaune d’or, qui ne m’avait toisée que pour froncer les sourcils, la vendeuse me montra une à une toutes les laideurs de sa collection d’été sans prendre en compte le style branché que je porte habituellement. Oubliant de la questionner pour savoir si elle exhibait toutes ses horreurs devant d’autres femmes, surtout devant les citadines qui paradent en dévoilant plutôt leurs avantages qu’un bout de tissu, je fus prise d’un grand éclat de rire en voyant écrit sur sa caisse enregistreuse que, même aux clientes fidèles, la maison refusait de faire les ourlets. En me tournant vers des tenues fort coûteuses, uniformément couleur crème, à croire qu’elle habillait les parachutistes d’une armée saharienne, je lui dis, un peu lâchement, avec un air complice qui lui permit de ne pas se sentir offensée, que moi aussi je ne me supporterais pas dans une autre couleur. Je feignis de l’encourager à vendre du beige à tout prix, autant sur des robes sans décolleté, au boutonnage tout du long, que sur des habits qui sont non sans rappeler les tuniques portées dans l’Antiquité. Mes exagérations, au lieu de la contrarier, lui firent aussitôt se rappeler les boniments anticléricaux de son père qui était voltairien et dénonçait à ses moments d’humeur, devant sa femme ultra-catholique, le rôle fâcheux des soutanes dans les familles, sans se rendre vraiment compte qu’elle ne vendait pas autre chose.
Bien décidée à me reposer, à la suite de plusieurs mois d’un travail harassant et à songer que le temps était peut-être venu de ralentir pour prendre des vacances, en conférant à une amie la responsabilité d’arroser mes plantes, j’eus très envie de partir le plus loin possible. Tant que je n’avais pas réglé cette question je ne serais pas allée très loin. Tout plaquer donc, avant que je sois vieillotte et immobilisée dans un fauteuil roulant, en prévoyant mon départ dès la semaine prochaine, c’est-à-dire en dehors de la saison touristique, avant que le stress continue en moi de s’accumuler. Disparaître pour éviter de supplier mon patron qui prend un malin plaisir à ajourner mes moments de loisirs et en ne prévenant personne, comme si j’avais été kidnappée à la sortie du bureau. Il s’agissait de m’offrir scandaleusement neuf semaines de détente, de sorte que je risquais de perdre mon emploi, donc mes moyens d’existence, alors qu’inévitablement mes congés devaient être comblés chaque année. Je m’imaginais assez bien en train de paresser dans un club exotique et coquet où tout ce que je puisse désirer serait à portée de main. Je ne me figurais pas vivoter dans un ashram ardéchois privé de lave-vaisselle, les statistiques prouvant la forte diminution du nombre de leurs pèlerins. Mon séjour se passerait donc à l’étranger, encore que je me trouvais vulnérable en raison de mon handicap linguistique. Ainsi les pays francophones m’étaient joliment destinés. Tout ceci grâce à la formule selon laquelle je recevrais une avance calculée comme pourcentage du salaire que j’aurais perçu en travaillant de la seconde à la vingt-quatrième semaine de mon absence : l’arrangement idéal en somme, mais dont la superbe fut mal perçue par les cadres supérieurs auprès desquels j’essayais de rehausser ma propre image. Au lieu de m’inquiéter à trop planifier mes vacances, il était souhaitable que je puisse avoir accès à mes mails via un ordinateur depuis ce lieu de villégiature : un coin ni trop désert ni trop populeux où je ne me visualisais pas autrement que nue, complètement, tout en arpentant une île du Pacifique dont aucun de mes faibles mots ne pourrait décrire la beauté ni l’eau claire et tiède et ses récifs de corail. En soirée, accoutrée en femme fatale, je me voyais déambuler dans les allées du casino qui m’aurait ouvert ses tables de baccara. J’aurais dépensé tout l’argent qu’il me restait, juste pour impressionner des gens que je ne reverrais plus. Cette frivolité impliquait que je renonçais à mes congés d’hiver. Anticipant davantage, sans me représenter l’horrible portée de ce que j’avais prévu de faire, cette région si idyllique mais soumise aux moussons pouvait être touchée par de catastrophiques inondations, comme celles qu’avait subi récemment le Bangladesh parce que le sol n’absorbait plus les pluies, sans compter les centaines de familles qui verraient à l’évidence leurs vacances gâchées, toutes à se blottir dans l’aéroport endommagé. Ce qui aurait eu pour providentielle répercussion de ne pas me faire retourner au travail comme prévu.
La nuit dernière, après que la tempête finit de faire rage et que les volets se coincent à force de battre, mon mec sombra sans ronfler dans un profond sommeil, le chat ne ronronnait plus sous mes caresses, et j’attendis le dégel de mon esprit pour qu’un nouvel hôte en moi tente son premier vol, que mon cerveau se ramollisse, expurge tout le calamiteux de la pluie, pour qu’immédiatement je fasse mes adieux dans une langue qui m’était réfractaire à une vieille dame qui s’effondra en larmes car mon voyage allait être long, très long, disait-elle si j’acceptais de faire ce rêve des plus étrange, ressemblant à celui de cette dame déjà morte, que j’avais l’impression de serrer dans mes bras au moment même où le rêve devint moins profond, ne me permettant plus d’éprouver l’immensité de son éclat, mais assez pour sentir ma vie se transformer de mille manières, jusqu’à ce que des nuages de mots se dissipent, que mon équilibre se stabilise pour remonter cette pente trop abrupte dans son lieu d’écrasement où, finalement, c’était comme si en rêvant je parlais à mon mec depuis mon rêve, en lui disant que j’assimilais mal son acharnement à voguer en haute mer sur un navire tiré par un remorqueur, et à vouloir m’embrasser tout en demeurant à une distance respectueuse, alors que je me sentais dépassée, voire accablée par la souffrance qu’endurait cette pauvre dame, assise à mon chevet et chargée de faire la transcription d’un énoncé obscur depuis la bande d’un magnétophone pour en corriger les maladresses qu’elle pointait du doigt, erreurs qui me rappelèrent d’avoir dit à mon mec, converti pour l’occasion en banal infirmier, que je saignais de partout, abondamment, comme un phoque après l’avoir écorché, le lui criant sur un ton d’épouvantail, moi qui avait toujours eu la crainte de me tacher. Ensuite, grâce aux signaux lumineux qu’il envoya au bateau de tête, il m’offrit nonchalamment ses bras, un brin moqueur tel un bel huissier en perquisition, voilà toute son aide à me voir cicatrisée, si mineure fut-elle.
Quand à la sortie du cinéma, - où je venais de voir un film qui ciblait le caractère arbitraire de la torture que les prisonniers encourent en détention - je me retrouve sur le trottoir, à la nuit tombée, devant des policiers en uniforme, bien campés sur leurs deux jambes, bombant le torse, les naseaux ouverts à toute odeur suspecte comme des retrievers britanniques. Il en aurait été de même si j’avais été en présence de n’importe quel vigile armé qui a le regard plein d’assurance parce qu’il a trouvé une position de tir idéale en vue de la bavure qui pourrait se produire. Je cherche automatiquement à me défendre, en bredouillant certes, comme si j’étais la proie désignée de tout prédateur, même s’ils ne jouent pas aux caïds en faisant tournoyer leurs menottes, même s’ils ne m’ont pas encore plaquée le dos au mur avec un pistolet pointé droit sur ma nuque - quoique cela doit les démanger tout le temps. Je reste aux aguets, les yeux rivés sur leur matraque, prêtant attention aux infractions que je n’ai pas commises, même s’ils n’ont pas l’intention de vouloir me brusquer en me faisant subir un interrogatoire musclé qu’ils pratiquent sur les suspects de terrorisme. A ce moment là, je fus capable de produire en moi un mécanisme de protection, en inventant un récit rocambolesque et circonstancié de ma lutte contre la violence, afin de détourner l’attention maladive qu’ils vouent à leur arme, récit que je leur débitais avec un visage impassible.
Je n’ai jamais de difficulté à sortir du lit et me lève avec vigueur tous les matins, affaiblie ou non par un cauchemar. Mais aujourd’hui, une amie me rendit une visite de si courte durée que je compris qu’elle s’était aperçue bien avant moi que j’étais plus épuisée qu’à l’ordinaire, mes cheveux n’avaient pas de tonus, disait-elle, mon jugement s’était apparemment dégradé et j’avais tendance à prendre des risques pour terminer mes corvées au plus vite - mon corps me disant de ralentir ou je devrais plus tard en payer le prix. Je découvris la cause de cet abattement qui en revenait à mon obsession quasi suspecte d’écouter en boucle les nouvelles du monde à la radio, j’étais fatiguée des guerres sans fin, des querelles politiques, lasse de voir l’humanité spirituellement malade et surtout inquiète d’entendre utiliser la crise financière comme prétexte pour ne prendre aucune responsabilité dans l’impact climatique, au point qu’il s’en serait fallu de peu qu’en raison de la perturbation de mon sommeil, je puisse devenir grincheuse et d’une humeur irascible difficile à apprivoiser ; il était temps de me retirer dans une chaumière, n’étant plus en état d’être vue.
Il y a encore un mois, je n’aurais jamais porté un tee-shirt avec un motif en hommage à la Russie actuelle vu les événements qui se déroulent en Ukraine. Qu’un bellâtre russe se soit armé de son plus beau sourire et m’ait offert ce tee-shirt qui ne porte qu’une réclame touristique pour son pays, n’y a rien changé. J’imagine qu’en Russie, j’aurais été expulsée immédiatement par de sombres espions si je m’étais affichée avec un maillot portant devant et derrière un pictogramme politique. En France, bien évidemment, peu m’importe de revêtir un polo orné d’un message révolutionnaire ; même si les passants voient mon visage, ma façon de faire, mon langage corporel, ces éléments leur permettent de juger de ma crédibilité. A présent, je préfère enfiler un tee-shirt tout blanc, sans aucune publicité et détaché de toute idéologie, car il incarne mon soutien aux citoyens engagés de toute la planète et mon refus de la violence. L’absence de formule spécifique ou même de cri de ralliement, symbolise que je n’aurais jamais de slogan. En choisir un ne me positionnerait qu’entre le pire et le moindre mal. Sa couleur blanche suffit à me rendre libre et à ne m’exposer qu’en faveur de la paix.
A peine ai-je fini de faire la grasse matinée, durant laquelle je m’imaginais sur l’archipel danois tout envahi par des phoques, où je trempais le fil dans des eaux peu profondes pour y pêcher un trevally géant, que je prévoyais déjà de faire une sieste dans l’après-midi, ajustant mon horaire en conséquence, de façon à pouvoir visionner en soirée la vidéo de mon voyage à travers le Groënland si, bien entendu, mes voisins ne se pressaient pas à ma porte avec leurs mains tendues pour me demander le prêt d’une demi baguette ou pour se faire consoler, de sorte qu’ils ne me laisseraient pas métaphoriquement parlant « faire la sieste » et m’empêcheraient de « végéter ».
Dans la vie de tous les jours, je ne donnerais pas à n’importe qui des détails me concernant. Dans la vie de tous les jours, de nombreuses personnes souffrent d’une discrimination dénuée de raison objective. Dans leur vie de tous les jours, des gens fuient leur pays à cause du régime qui les brutalise et qui fait des tribunaux des simulacres de justice. La vie est faite d’espoirs et de buts et je me sens très chanceuse de pouvoir vivre les deux, presque chaque jour.